Pistonné
Le week-end dernier j'ai été pistonné.
Je n'aime pas du tout ça, les passe droits et autres faveurs, mais pour
ça je ne pouvais pas refuser. On avait rendez-vous devant la cafet' à
16h45. Je repère les pilotes qui arrivent, je me dirige vers eux et je
me présente. Sourire de bienvenue, et la question qui tue :
- Vous avez combien d'heures de vol maintenant ?
- Euh... huit (petit sourire géné).
-
Ah, ça devient intéressant. Vous commencez à avoir certains
automatismes qui vous permettent de mieux profiter du vol.
- Oui, c'est vrai...
- Et vous volez sur quoi ?
- Sur DR400.
- J'en ai quelques heures à mon actif aussi (grand sourire). Le 2+2 ?
- Oui, c'est ça...
- Bien, nous allons préparer le vol, on se retrouve tout à l'heure ?
- OK, comptez sur moi !
Je
les regarde s'éloigner. Je dois avoir ma tête de petit garçon à ce
moment là car V. a un sourire tout tendre. Et le petit garçon, il vient
de discuter avec deux surhommes, deux pilotes professionnels, qui ont
accepté de le prendre à leur bord en cette soirée d'été. L'adulte lui,
il sait bien qu'ils sont contents aussi de montrer leur jouet à un
passionné, et que ce genre de rencontre fait autant plaisir au pilote
qu'au passager. Mais bon, on ne se refait pas.
Quelques temps
plus tard, au milieu des vapeurs de kérosène, dans le bruit des
turbines, je franchis le seuil du A318, dernier passager à monter à
bord. La chef de cabine me fait signe : "Mettez vous là le temps qu'on
termine l'embarquement, vous irez au poste ensuite". Je me faufile
derrière elle, et assiste aux derniers préparatifs. Le chef avion qui
annonce "85 passagers, embarquement terminé !" et qui se dirige vers le
poste de pilotage. Il ressort, suivi du commandant de bord, qui me
sourit et me fait signe d'entrer dans le saint des saints. Je franchis
la porte CREW ONLY. Le captain déverrouille le siège supplémentaire,
espèce de strapontin articulé et monté sur rail qui coulisse le long de
la cloison et m'invite à m'asseoir : "Mettez vous là, ne verrouillez
pas le siège tout de suite, il y a pas mal de passage ici avant le
départ. Attrapez le casque là-bas, comme ça vous pourrez suivre la
radio. En cas de nécessité, les masques à oxygène sont là, et on sort
par là si on doit évacuer, OK ?".
J'acquiesce, je met le casque,
j'écoute, je regarde. Echanges brefs à la radio, avec le sol, le copi.
On sent une grande habitude, mais aussi une grande rigueur dans tous
leurs gestes. La chef de cabine revient en annonçant "comptage
passagers 85 !". "C'est bon répond le captain, on ferme et on y va !".
Encore quelques échanges avec le sol puis : "OK pour le démarrage du
2". Il se retourne vers moi et me montre la manoeuvre ; sur l'écran de
contrôle je suis le compteur qui indique le taux de puissance du
moteur. Le démarrage est à air comprimé, à 23 % on injecte le
carburant, 160 kg à l'heure, et ça tourne. Il ajoute "au décollage
c'est environ 3 tonnes à l'heure, en croisière 1200 kilos". Rapide
calcul mental : 1200 kilos à l'heure, ça fait 1600 litres environ, pour
100 passagers à 800 km/h, ça fait une consommation de 2 litres au 100
par passagers. Moins qu'une mobylette.
Et un peu plus rapide surtout !
Push-back,
démarrage du second moteur, et roulage. Je retrouve les essais qu'on
fait nous aussi sur DR. Les freins, les instruments, les commandes sont
testés. Pas d'attente au décollage, alignement dans la foulée du
roulage, et décollage sans s'arrêter. Mugissement des moteurs. Passage
des cent noeuds, et le mot magique : "Rotation !" aux environs de 150
noeuds (270 km/h, quand même !). Cette vitesse de folie est atteinte en
à peine plus de 30 secondes. L'appareil se cabre, rentrée du train,
quelques contrôles, un peu de radio, pilote automatique. Le captain se
détache et se tourne vers moi : "C'est bon, c'est fini pour l'instant.
On reprendra le manche en descente. C'est ça qui est un peu frustrant
dans notre métier, c'est que finalement, on ne pilote plus vraiment. On
surveille la machine, et on intervient si nécessaire". Le copilote
reste face aux instruments et dis parfois quelques mots à la radio. De
temps en temps il tend le bras, pousse un bouton, contrôle une vue sur
les écrans LCD. "Heureusement, il reste la beauté du métier. C'est
vraiment le plus beau bureau du monde". Je regarde à l'extérieur. Nous
sommes aux environs de 9 000 mètres d'altitude, il y a une légère brume
qui masque le sol. Des bancs de nuage, comme des couvertures de coton
hydrophile sont éparpillés ça et là. C'est beau, qu'est ce que c'est
beau !
La croisière est courte, nous n'allons pas loin. Pendant
ces quelques minutes, le commandant de bord me montre quelques
instruments, quelques organes de sécurité, les circuits triplées. Tout
est fait pour que la sécurité soit maximale. Très pédagogue, il
m'explique les systèmes, les modes de fonctionnement. Je n'ai pas assez
d'yeux ni d'oreilles. Puis vient le moment de la descente, et de
l'atterrissage. Superbe plan de descente, freinage hyper puissant,
taxiway, parking. Pendant l'escale, je reste à bord. Encore un
privilège. Ménage, carburant etc... Embarquement des passagers pour le
retour, je retourne sur mon strapontin, et de nouveau assiste aux
préparatifs, au roulage, au décollage.
Dans l'axe de la piste,
une couche nuageuse. Nous avons décollé quelques minutes auparavant et
franchissons 9000 pieds. "Ca va être magnifique ça... On va commencer
le virage juste en entrant dans les nuages..." L'avion commence à
pencher vers la gauche, nous entrons dans la ouate nuageuse alors que
l'appareil continue à s'incliner. Pendant quelques secondes nous ne
voyons rien. Je regarde l'horizon artificiel qui pivote doucement sur
la gauche, et nous émergeons de la couche. Par le pare brise, tous les
trois, nous regardons le spectacle magnifique qui s'offre à nous.
Le voyage de retour se déroule comme l'aller. Le soleil se couche derrière nous, notre arrivée se fera au crépuscule. Une fois au sol, le captain me dit : "Si je dois vous donner un conseil, ce sera celui là : prenez du plaisir à piloter, mais n'hésitez jamais à faire demi-tour, ou à renoncer à partir, que ce soit à cause de la météo, de l'état de l'avion, ou même si vous êtes simplement fatigué. Un bon pilote est un pilote vivant". Nous nous serrons la main, et il s'éloigne dans son uniforme bleu nuit, avec ses quatre galons dorés, sa casquette et sa valise.